- Monsieur, Monsieur !
Une main rugueuse m’attrapa l’épaule alors que, le pied levé, je m’apprêtai à monter dans le train.
- Ah, Monsieur ! C’est la fin du monde ! Cachez-vous ! Fuyez ! Ne rentrez pas dans la gueule de ce monstre, vous disparaîtriez à jamais !
Je me retournais vers celui qui m’avait attrapé. Je tentai de me dégager de sa poigne et lui expliquai que je n’avais pas le temps, que j’étais pressé. Si je ne montais pas dans ce train, c’est toute ma vie qui va s’effondrer !
Le vieil homme me tira en arrière plus fort, un regard fou et désespéré dans les yeux. Il tournait la tête dans tous les sens, comme s’il ne savait pas où il était ni qu’est ce qu’il faisait. Mais il continuait à débiter ses sottises avec aplomb, postillonnant et crachant sur moi et les autres passagers.
Pourquoi ? Pourquoiiiii ? Ça devait m’arriver à moi ! Maintenant, alors que toute ma vie était en jeux ! Comme pour appuyer mes propos, la guitare dans mon dos se fit plus lourde, l’air de dire : « Grouille tes fesses, Giddeon ! Si tu rates ce train, s’en ai fini de nous ! »
- Excusez- moi Monsieur, mais là vraiment, ça tombe mal, je, je, il faut que je monte dans le train, pouvez-vous, pouvez-vous…
Je bafouillai, le ventre serré par l’angoisse et le stress. Je tirai sur mon bras, tentai de repousser le vieux sans lui faire mal, regardai de tous les côtés pour demander de l’aide. N’importe qui ! N’importe comment ! Juste, SORTEZ-MOI DE LA !
- Je le sais ! La Grande Boucle me l’a dit !
Il sortit une boucle de ceinture rouillée et tordue et l’agita sous mon nez, hagard, perdu dans sa folie.
- Elle me l’a dit ! A MOI ! Elle a dit,- il rapprocha son visage du mien, m’envoyer une bouffée de clou de girofle à la face- avec une voix très grave, elle a dit : Protège les, Martin. Protège-les et sort les du ventre de la bête de fer…
- MAIS VOUS ÊTES COMPLETEMENT GIVRÉ ! LACHEZ MOI ESPECE D’ALIENE ! A L’AIDEUUUUUUH !
Je m’affolai, remuant les bras dans tous les sens, hurlant comme un phacochère. Mais qu’est-ce qu’il a ce vieux ?!
La sonnerie du train nous hurla dans les oreilles. Suant, hurlant, l’énergumène me tira en arrière avec un dernier regain d’énergie. Je tombai sur les fesses sur le quai et regardait avec des yeux de lémuriens le train qui partait, emportant mes espoirs d’avenir avec lui.
A côté de moi, le vieux me regardait avec une joie si grande que ses yeux s’étaient embués de larmes. Son visage fatigué et ridé, creusé par la pauvreté et la dureté de la vie resplendissait d’un bonheur enfantin, comme si le reste n’avait pas d’importance.
Je soupirais. Mon train était déjà parti de toute façon. Je m’assis confortablement à côté du monsieur, sorti ma guitare sur les genoux et grattai quelques mélodies.
- Qu’est ce qu’elle vous a dit, cette Boucle ? je demandai.
Ses yeux s’éclairèrent. Et c’est comme ça que je passais mon dimanche après-midi, à écouter une histoire rocambolesque de Grande Boucle et d’Himalaya tandis que la guitare emplissait la gare de sa musique.
Teressa
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