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  • écriture stex

Difficile d’y croire


En franchissant les portes du musée des Beaux-Arts de Rennes ce lundi-là, je me suis tout de suite trouvée dans mon élément, dans le cabinet des curiosités. Entourée d’antiquités des plus anciennes aux plus exotiques, je respirais l’histoire des civilisations anciennes.

Je suis certainement ce qu’on pourrait appeler un rat de bibliothèque ; je ne suis pas à l’aise entre les gens qui parlent fort et ceux qui dansent en tentant de m’entraîner avec eux. Je ne suis pas une danseuse. Je suis restauratrice, lectrice, artiste. Je suis cultivée, curieuse, j’ai soif de connaissances, je suis maladroite, aventureuse. Il est vrai que je n’ai pas encore eu l’occasion de prouver ce dernier point, mais je donnerais jusque ma vieille copie de Jane Eyre pour partir à l’aventure. Il a beau être corné et jaunit par le temps, c’est le plus cher à mon cœur et je l’emporte partout, le relisant une 100, 101, 102ème fois.

Aujourd’hui, pourtant, je me sens différente. Je pourrais gravir des montagnes et me battre contre des samouraïs à dos d’éléphant. Je me sens confiante.

On m’a demandé de m’occuper d’un cas très particulier ; la reconstitution d’une maquette retrouvée en morceaux dans les archives. Il s’agit d’une représentation de la tour Nankin, une pagode chinoise fondée dans les années 1430. Elle avait été détruite par les rebelles Taiping en 1856 lors d’une guerre civile. Beaucoup d’expéditeurs européens ont illustré ce qu’ils ont appelé la « nouvelle merveille du monde ».

Je m’y mets vite, et le lundi suivant, j’ai déjà achevé mon labeur. Pourtant, mon instinct d’artiste tire l’alarme ; il manque quelque chose. Je feuillette mes livres et parcoure le web une millième fois, et je comprends. Une pierre violette en forme d’œuf, parcourue de filaments dorés, orne fièrement le toit de la pagode. Comment ai-je pu passer à côté d’un artefact aussi somptueux ? L’inconvénient, c’est que le bijou n’est pas en vue. Il n’a pas été rangé avec les ruines de la tour. Je passe donc la journée à courir après la pierre. Elle n’est pas dans l’aile destinée à la géologie, ni dans celle de la Chine antique. Finalement, je la retrouve exposée près des armures françaises, alors que j’allais baisser les bras. Il est tard, tous les employés sont déjà rentrés auprès de leur famille ou de leur chat.

Seule la Lune éclaire mon bureau quand j’appose la touche finale (c’est faux, j’ai eu besoin de cinq sources de lumière diverses pour être sûre de bien placer le joyau ; je suis myope, je vous l’ai dit). Mais à l’instant où la pierre touche son socle, une sixième lumière m’aveugle durement. Je gémis de douleur et plaque mes paumes contre mes paupières. La brûlure semble durer une éternité avant de desserrer son étau sur mes yeux, me permettant de les ouvrir.

La scène qui s’étend devant moi me pousse à les fermer à nouveau pour les frotter de mon poing, et j’hésite même à me pincer le bras.

Je me retrouve face au chaos le plus total : celui de la guerre. Les ruines d’un village s’étendent devant moi, encore submergées par le feu qui les consume. Sont-ce des soldats qui traversent le feu à dos de cheval ? Leurs longs cheveux volent dans leurs dos, mais les flammes ne les touchent pas, comme si elles aussi craignaient ces conquérants au visages tordus par la cruauté.

Mais ce qui me déconcerta le plus fut sûrement la haute tour qui se dessinait entre les nuées de fumée. Elle était intacte, tout comme celle que je venais à peine de reconstituer, et je la reconnue à l’instant où son image frappa ma rétine ; c’était la tour de Nankin, somptueusement dressée devant mes yeux ébahis. Je crus tourner de l’œil quand un rayon du Soleil franchit les nuages pour diffuser sa lumière à travers la pierre mauve au sommet de ce chef d’œuvre d’architecture. Une ombre violette glissa à mes pieds avant d’être couverte par la brume.

Que m’arrivait-il ? Je devais rêver, je ne pouvais pas être où j’étais à l’instant présent. Et de quel instant parlions-nous ? Je doutais de me situer dans le XXIème siècle. La tour fut détruite dans les années 1850, lors d’une guerre civile entre la dynastie Qing et les rebelles Taiping, réputés pour avoir les cheveux longs, qui ont fait de Nankin leur capitale… Sacre bleu, j’ai été envoyée en 1853 !

Calme-toi Natacha, ce n’est sûrement pas le moment de t’emporter. Réfléchissons. Je suis arrivée ici par la force de cette pierre, elle doit bien pouvoir me ramener chez moi. C’est ma seule piste, alors je creuse pour ne pas succomber à la panique.

Déterminée, je me dirige à toute vitesse vers la tour. J’arrive à sa base hors d’haleine et m’apprête à gravir les premières marches lorsque les sabots d’une horde de chevaux m’alertent de la présence d’une troupe de soldats. Je suis figée. Que faire ? Je ne peux pas être découverte, qui sait quel sort ils me réservent ?

Une poigne froide et sèche me tire durement derrière la construction, puis dans l’ombre d’un muret, à l’abris des regards. La division de rebelles s’éloigne aussi vite que mon souffle s’échappe de ma gorge. Je presse me paupières fortement et reprend mon souffle, avant de tourner la tête vers mon mystérieux compagnon. C’est un homme, jeune, les cheveux longs et les traits tirés… En armure.

Je saute sur mes talons et lui assène un coup violent à la mâchoire, poussée par l’adrénaline dans mes veines. Je tourne les talons et m’apprête à m’élancer je ne sais où pour lui échapper, quand il m’attrape le coude en geignant. Il me plaque au sol et se dresse au-dessus de moi en me maintenant fermement.

« -Tu vas te calmer, dis ? » lance-t-il.

Il me faut une seconde pour comprendre qu’il s’est adressé à moi en français ; étrange, compte tenu du fait qu’il est un soldat Taiping chinois. Je fronce les sourcils, et remarquant mon incrédulité, il m’explique le contexte calmement, si l’on omet son rictus douloureux.

« -Je suis français. Difficile à croire, je sais, commence-t-il. Je suis un espion pour l’empereur, qui m’a envoyé entant qu’éclaireur dans la capitale des rebelles, en vue de sa libération. Maintenant, j’aimerais savoir ce qu’une occidentale dans ton genre vient faire ici, et pourquoi diable tu portes un pantalon ! »

A mon tour, je lui présente mon problème, m’attendant à ce qu’il me rit au nez.

C’est exactement ce qu’il fait.

« -Eh bien, dit-il, étonnement, ce n’est pas la première fois qu’on me raconte une histoire comme ça. Tu ne représentes pas une grande menace, et je pourrais avoir besoin d’une alliée. Et puis, tu as une sacrée droite. »

Et en effet, j’avais moi aussi besoin d’un allié. Ma droite avait beau faire des ravages, tous les soldats qui gardent la tour n’y auraient pas succomber comme à ses coups violents et ravageurs. Rapidement, nous arrivions au sommet, épuisés et face à un problème de taille : comment accéder au toit sans être repérer par les rebelles ?

Nous en venions rapidement à la conclusion que c’était moi qui devrai grimper sur le toit, puisque ma silhouette était moins imposante que la sienne. En revanche, mon pantalon violet ne rendrait pas la tâche facile.

Il me prit au dépourvu en passant ses bras autour de ma taille. Les yeux écarquillés et la face écarlate, je me rendais compte qu’il venait simplement de nouer le voile qui couvrait ses épaules autour de ma taille, dans le but vain de masquer la couleur vive de mon bas. Mon regard rencontra le sien, et il se détacha de moi alors que je remarquais la pointe de ses oreilles devenir cramoisie.

N'y accordant pas plus d’importance, je gravis les premières tuiles tapissant le toit, et prudemment, me hissais jusque la pierre et m’en emparais. Elle était lourde, je la tenais à deux mains. Mais alors que je me redressais, un cri retentit, et je comprenais que les Taiping m’avaient remarqué.

A toute vitesse, je descendis du toit. Toutefois, la précipitation n’a jamais été mon amie, et je trébuchais au bord de la balustrade. Ma tête cogna le sol rugueux. Un filet de sang coulait le long de ma tempe et une galaxie formée de mille étoiles se dessinait dans mon esprit. Je voyais vaguement l’espion arracher le pan du voile pour essuyer le sang sur ma mâchoire.

Je reprenais mes esprits et me relevais lentement. Allons, ce n’est pas le moment de tourner de l’œil. Maintenant que nous avions la pierre en main, je pouvais rentrer chez moi. Je tenais la pierre devant moi, prenant soin de fermer les yeux et…

…Rien. Il avait suffi que je pose la pierre sur la tour pour être emporter ici, que devais-je faire pour repartir ?

« -Quel est ton signe du zodiac ? me pressa soudain mon ami.

-Euh, le cochon… Quel est le rapport ?

-Cochon… Viens ! s’écria-t-il en m’entraînant deux étages plus bas. Ce niveau est destiné à Amituo Fo, le bouddha de la chance. Vous êtes liés, il est le seul à pouvoir t’aider. C’est ta dernière chance ! »

Une énergie étrange entourait la statue de mon protecteur. Apaisante et vivifiant. Je m’approchais et m’agenouillais devant elle, posant la pierre sur mes cuisses, et j’implorais mentalement Amituo Fo de me ramener auprès de ma famille.

Au début, rien ne se produisit. Puis je le sentis : le monde semblait retenir son souffle, portant le poids de la tension du moment sur ses épaules. Une poignée de soldats s’introduit dans la pièce, mais j’étais concentrée sur la lumière qui émanait du bijou ; j’étais déjà partie. Je me tournais une dernière fois vers mon ami.

« -Comment t’appelles-tu ? lui demandais-je, alors que les rebelles l’empoignaient déjà pour le maintenir au sol.

-Hajime Satou... ! »

Sa voix me parvenait étouffée alors que le décor de mon bureau se redessinait autour de moi.

La culpabilité de le laisser seul à la merci des Taiping enserra mon cœur comme un étau. Je me précipitais sur mon ordinateur et effectuais une rapide recherche.

« Hajime Satou : meilleur espion de Napoléon III, il se détache de la France en 1854, après lui avoir remis le plus beau joyau qu’elle possède aujourd’hui. Il a continué de restaurer l’ordre au Japon, où il a notamment mis fin au Bakufu en 1868. Il meurt en 1915, d’un excès de saké. »



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